Thomas Coutrot, 20/08/2021
Michel Husson est mort en juillet d’une rupture d’anévrisme dans les Dolomites. (La musicalité de ces mots l’aurait sans doute amusé, lui qui savait rire de presque tout). Cette perte a été durement ressentie par beaucoup, dont je suis, pour avoir eu la chance d’être lié avec Michel par une longue complicité intellectuelle et politique.
J’ai connu Michel en 1982 à la LCR. Mitterrand et Delors, au nom de l’Europe, préparent le tournant de la rigueur, il faut des arguments économiques pour la lutte politique. Suite au départ de ses économistes phares (Salama, Valier, Dallemagne…), la Ligue demande à un groupe de jeunes militants, par ailleurs économistes (Michel appartient au prestigieux corps des administrateurs de l’Insee et travaille alors à la Direction de la Prévision, au cœur de la bête), de reformer une Commission économique.
Nous déjeunons ensemble pour la première fois sans doute vers mai ou juin 1982, et Michel m’initie d’emblée à son humour pince-sans-rire : « alors, cher ministre, ce SME, on en sort ou non ? ». (Le débat du moment portait sur la dévaluation du franc, alors inséré dans le Système Monétaire Européen qui fixait sa parité avec les autres monnaies. Le ministre Chevènement voulait desserrer la contrainte extérieure par une dévaluation, le ministre Delors s’y refusait). Le long article1 qui résulte de notre discussion fut le début de notre complicité intellectuelle.
Au long des mornes années 1980, la cellule « Finances » de la LCR et le GTE (Groupe de Travail Économique)2 restent un cadre militant chaleureux. (Michel refuse par superstition de reprendre l’étiquette « Commission économique », qu’il juge maudite suite à diverses et vaines tentatives de réanimation). Il anime le GTE, nous envoyant par courrier (!) les projets de textes et les convocations ornées du logo qu’il a déniché, un croquis de vautour décharné redressant avec son bec une courbe économique chaotique.
Nous rédigeons pour Rouge et Critique Communiste pas mal d’articles, dont quelques-uns en commun, signés Maxime Durand (lui) ou Michel Dupond (moi), en général discutés dans le GTE avant publication. Nous proposons au GTE l’écriture de notre premier ouvrage collectif3, signé Barsoc en référence à Socialisme ou Barbarie, et préfacé par notre maître à penser Ernest Mandel. Pendant le séjour de Michel au Mexique (1985-1986) puis le mien au Brésil (1987-90), nous échangeons régulièrement, peut-être de façon plus personnelle, grâce aux PTT – qui deviendront La Poste en 1991 sous Rocard, l’ancien leader du PSU où Michel avait débuté sa vie politique. Notre collaboration se poursuit, et donnera notamment « Les Destins du Tiers Monde », notre première publication chez un éditeur bourgeois…
Dans notre duo, s’il faut rechercher une complémentarité, Michel est le macroéconomiste pénétrant, auquel j’apporte plutôt une touche socioéconomique. Je crois n’avoir vraiment empiété sur son domaine qu’en une occasion (peu glorieuse pour moi) : après le krach boursier d’octobre 1987, j’adhère avec enthousiasme aux prophéties de Mandel sur l’écroulement à venir du capitalisme et « le réveil des deux grands prolétariats mondiaux jusqu’alors muets, l’américain et le russe4 », alors que Michel demeure à raison sceptique. Sa qualité d’économiste de référence de la LCR aurait dû lui valoir de siéger à la tribune à côté de Mandel, venu à Paris pour un meeting sur les conséquences du krach. Mais par fidélité envers le maître qu’il ne souhaitait pas contredire publiquement, il me demande de m’y coller à sa place…
Le regain des mouvements sociaux (décembre 1995, AC !, Dal, RAI…), puis l’altermondialisme nous font sortir de notre isolement politique et intellectuel. Nous participons avec une certaine euphorie, à partir de 1999, au Conseil scientifique d’Attac et aux Forums sociaux5. Un mouvement social global, pluraliste et radical, on n’osait plus l’espérer… d’autant que les luttes sociales de résistance ne faiblissent pas (retraites, TCE, CPE…). Attac joue un rôle d’intellectuel collectif et de laboratoire d’idées du mouvement, au moins en France, et nous parcourons le pays pour des réunions publiques. Michel creuse son sillon par une série de bouquins importants sur le néolibéralisme, qu’il rebaptise magistralement « un pur capitalisme »6, et contribue ainsi de façon non négligeable au passage d’Attac d’un anti-libéralisme confus à un anticapitalisme assumé.
Le rôle clé de Michel s’observe même sur la question écologique, dont il a été plus prompt que la plupart d’entre nous – exceptés René Passet, Geneviève Azam et Jean-Marie Harribey – à se saisir. Lors d’un stage international d’économistes marxistes organisé par « la IV » à Amsterdam à l’hiver 1993, Pierre Rousset nous avait pris à part pour nous expliquer longuement la centralité de la question écologique dans les luttes sociales à venir et la nécessité de nous en emparer. Cela n’avait pas vraiment ébranlé notre scientisme, mais Michel s’était quand même décidé à affronter la question, en partant d’une contestation des thèses malthusiennes7. Il a rapidement réalisé l’énormité des enjeux, ce qui alimentera d’ailleurs son pessimisme croissant. Dès 1994 il indique : « on peut être tout à fait inquiet sur le scénario que la réalité va adopter au cours des prochaines décennies. Les conditions socio-économiques du développement soutenable semblent en effet hors d’atteinte, si l’on se réfère aux estimations des Meadows. Elles supposent une inflexion des modes de vie dans les pays les plus développés, tellement radicales que l’on ne voit pas bien quel processus social serait en mesure de l’imposer ». Sa note de 2015 « Une abaque climatique »8 est une élégante modélisation du désespoir : la décroissance dans les pays riches est mathématiquement nécessaire mais politiquement impossible.
Notre complémentarité était peut-être aussi doctrinale : Michel était absolument ouvert mais fermement marxiste, et profondément attaché à la Ligue ; j’étais plus sceptique, voire éclectique dans mes références. Mais il lisait bien au-delà du marxisme : ne comprenant pas, sans doute à raison, pourquoi j’utilisais tant Habermas dans ma thèse, il me recommandait plutôt Reich, Mendel, Piaget… Son attachement au marxisme ne l’empêchait d’ailleurs nullement de guerroyer contre les gardiens du dogme de la baisse tendancielle du taux de profit !
J’ai quitté subrepticement la Ligue en 1991, déçu de son enlisement doctrinal. Michel reste fidèle jusqu’en 2006, où il part écœuré par le sectarisme de la LCR dans les comités unitaires9. Ce fût sans aucun doute plus difficile pour lui. D’autant qu’en même temps, survient l’épisode, tragicomique et douloureux, des élections internes truquées d’Attac, où nous nous retrouvons en première ligne10, avec nos amis du Conseil scientifique et de l’Insee, pour démontrer et analyser la fraude organisée par la direction sortante. Notre incapacité collective à élever nos organisations à la hauteur nécessaire s’ajoute à la difficulté objective de la situation. Michel continuera à pratiquer, à sa manière rigoureuse et lucide, la critique révolutionnaire, mais sans plus vraiment croire à la révolution.
Sa contribution la plus réjouissante, et pas la moins importante à mes yeux, reste sa guérilla scientifique contre les gros bonnets de l’économie mainstream. Adaptant la maxime de Pierre Bourdieu, Michel fait de l’économie un sport de combat : dès lors que les gouvernants, pour justifier leurs attaques contre la protection sociale, se prévalent de travaux de leurs compères académiques, il se plonge avec jubilation dans ces grimoires pour en déplier les incohérences et les trucages. Cela a commencé en 2000, quand dans un document de travail de l’IRES, il démonte en détail l’article ésotérique publié par deux chercheurs de l’Insee, Laroque et Salanié, dans la revue officielle de l’institut, Economie et Statistique, qui prétend prouver mathématiquement que les chômeurs le sont pour la plupart volontairement.
Il reste épistémologiquement fascinant11 de voir comment un exercice de style mathématique a pu à la fois être signé par deux sommités internationales de l’économétrie, publié dans une revue prestigieuse à des fins plus politiques que scientifiques, et enfin techniquement réduit en charpie par un outsider, « idéologue inconnu du monde académique se livrant à une critique incompétente » (selon la gracieuse épithète que l’économiste néolibéral Wyplosz nous a accolé lors d’une controverse ultérieure du même type12, et que Michel brandissait fièrement en page d’accueil de son excellent site web hussonet.free.fr). Ce travail de harcèlement scientifique, et l’écho qu’il recevait, a provoqué chez nos adversaires maints « pétages de plomb »13 qui réjouissaient à chaque fois Michel…
Norbert Holcblat, se référant au fameux mot d’ordre maoïste « mieux vaut être rouge qu’expert », souligne à raison que Michel était « à la fois expert et rouge ». Allons plus loin : comme Simon Leys14 l’a montré, Mao a en fait repris les mots de Confucius (« l’homme de bien n’est pas un ustensile »). Loin d’un appel à l’ignorantisme, ce précepte signifie que la clarté du jugement et la sagesse importent plus que les savoirs techniques spécialisés, certes utiles mais subordonnés. Rabelais l’a dit à sa manière (« science sans conscience… »). Pour être expert, il faut être rouge : la vie de Michel en est une brillante démonstration.
1Michel Dupond et Maxime Durand, « Contrainte extérieure et rupture avec le capitalisme », Critique Communiste n°18, avril 1983, hussonet.free.fr/crico1883.pdf
2Les piliers de l’époque : Norbert Holcblat, Nicolas Béniès, Stéphanie Treillet, Jacques Bournay, Bruno Jetin, Marie-Annick Mathieu, Cyrille Mansuy, Louis Adam, Isaac Johsua… ; Francis Sitel (« Robert »), qui représentait la direction de la LCR dans nos réunions, y participait activement.
3 Christian Barsoc, « Les lendemains de la crise », Editions La Brèche, 1984 ; par la suite, nous avons participé ensemble à de nombreux autres ouvrages collectifs.
4Je cite de mémoire les propos de Mandel lors du meeting organisé par la LCR pour sa venue à Paris en novembre 1987.
5 Lors de la première Université d’été, sous un hangar de l’ancien chantier naval de la Ciotat en août 2000, organisée comme un cours magistral pendant 3 jours (!) pour 1400 personnes, nous présentons un topo sur l’emploi et le travail, ensuite publié comme « petit livre Attac » chez Mille et Une Nuits (« Avenue du plein-emploi », hussonet.free.fr/avenue.pdf)
6 Un pur capitalisme, Page Deux, 2008.
7 « Pour en finir avec Malthus », Critique Communiste n°139, automne 1994, hussonet.free.fr/malthu94.pdf, puis « 6 Milliards sur la planète. Sommes nous trop ? », Textuel, 2000 (www.contretemps.eu/wp-content/uploads/Sommes-nous-trop-Michel-Husson.pdf).
8 hussonet.free.fr/abacli.pdf
9 sectarisme qui provoquera d’ailleurs aussi l’échec du NPA, projet pourtant initialement enthousiasmant.
10« Anomalie ou fraude : faire toute la lumière », hussonet.free.fr/attacab.pdf
11 J’ai essayé de comprendre ce phénomène étrange, avec l’aide d’Alain Desrosières, dans « La loi des grands noms. Ou quand le non-emploi efface le chômage », Année de la Régulation n°5, 2001-2002, https://www.thomascoutrot.fr/wp-content/uploads/LoiGrandsNombres.pdf
12 Wyplosz réagissait ainsi violemment (https://www.telos-eu.com/fr/economie/marche-du-travail/en-economie-peut-on-dire-nimporte-quoi.html à une tribune que nous avions publié dans le Monde (https://www.lemonde.fr/talents-fr/article/2006/04/14/les-economistes-liberaux-sont-ils-serieux_759933_3504.html), contestant (à partir de la critique technique initiée par Michel) un papier de Cahuc et Carcillo sur le CNE ; voir aussi le clin d’oeil hussonet.free.fr/charles.htm
13Avec pour apogée le grotesque pamphlet de Cahuc et Zylberberg sur le négationnisme économique : voir « Négationnisme économique : quand la « science » pète les plombs », hussonet.free.fr/cahucaca.pdf
14Ecrits sur la Chine, Bouquins, 1988, p. 132 ; cité par P. Médeville, https://sinoiseries.wordpress.com/2015/09/05/citations-pourquoi-il-vallait-mieux-etre-rouge-quexpert/
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