HHirata_careNote de lecture pour Socio-économie du travail, n°11, 2022-1
Après bien des péripéties, dont la crise sanitaire, le concept féministe de care a enfin gagné en France une légitimité reconnue. Comme le disait récemment Joan Tronto1, « bien que de nombreux dirigeants aient virilisé la qualification de la pandémie de Covid-19 en la comparant à l’image de la ‘guerre’, elle est en fait, l’expression d’une explosion de la crise des soins qui se poursuit, s’approfondit et se perpétue dans le monde moderne ». Le care a fait l’objet ces dernières années de plusieurs publications marquantes, au point que dans sa postface au livre d’Helena Hirata (p. 199), Danièle Kergoat s’interroge : « un nouvel ouvrage sur le care ne semblait pas a priori indispensable ».
Cette crainte est rapidement dissipée à la lecture : l’apport unique d’Helena Hirata tient à sa capacité à tenir fermement ensemble un appareil théorique solide croisant rapports sociaux de classe, de sexe et de race, une méthodologie rigoureuse de comparaison internationale et une attention permanente aux détails, à la subjectivité des personnes interrogées dont les expériences fournissent la trame de l’écriture.
Impossible ici de retracer la richesse de l’analyse, «aboutissement d’un itinéraire théorique et méthodologique » de toute une vie comme le note Danièle Kergoat. La biographie d’Helena Hirata, féministe radicale née au Brésil dans une famille japonaise et réfugiée en France, colle formidablement à un projet de recherche comparative tricontinentale qui a été le fil directeur de ses recherches, des ouvrier.e.s de l’industrie de l’automobile ou du verre des années 1980 jusqu’aux travaux sur les personnels de la prise en charge des personnes âgées (infirmières, aide-soignantes, assistantes de vie, aides à domicile), qui sont au centre de l’ouvrage.
Celui-ci est si riche qu’il n’est possible ici d’en évoquer que quelques aspects, choisis très subjectivement. Dans les trois pays, le vieillissement de la population, l’entrée des femmes sur le marché du travail et le recul des solidarités intergénérationnelles impulsent un essor de la demande d’emplois du care. Helena Hirata montre que l’offre de travail est largement alimentée par la dynamique des migrations internationales (pour les pays riches) ou internes (dans le cas brésilien). Cette dynamique, autrefois tirée par les hommes recrutés dans les usines et les chantiers des pays du Nord, l’est aujourd’hui largement par les femmes, mobilisées par les familles aisées et les entreprises de service des pays riches. C’est la division du travail reproductif qui oriente désormais les flux migratoires, y compris Sud-Sud, comme pour ces nounous philippines embauchées dans les riches familles de Sao Paulo pour parler en anglais aux enfants. Souvent, les migrant.es font partie des catégories les plus éduquées dans leur pays d’origine, et souffrent d’une forte déqualification comme ces médecins recruté.es comme aide-soignant.es.
L’exception japonaise est particulièrement révélatrice. Très fermé aux flux migratoires, le pays a trouvé une autre manière d’alimenter les besoins de main-d’œuvre au service des personnes âgées : il enrôle les hommes, ouvriers ou techniciens qualifiés, expulsés de l’industrie par les robots puis la crise de 2008. Alors que les institutions étudiées par Helena Hirata emploient seulement 10% d’hommes au Brésil et en France, c’est près de 50% au Japon. Cela pourrait sembler paradoxal si l’on se réfère à la nature très patriarcale de la société japonaise, où les rôles sexués ont longtemps été rigidement distribués. Pourtant le taux d’activité des femmes a fortement progressé ces dernières années au Japon (73%, + 10 points entre 2010 et 2019!), contre 68% en France et 62% au Brésil.
Ce n’est pas sans conséquences sur le niveau relatif des salaires des métiers du care dans les trois pays : ils sont nettement plus élevés au Japon qu’en France et bien sûr qu’au Brésil. Mais, même au Japon, ces professions restent peu valorisées et peu reconnues socialement ; pour les hommes employés dans les métiers du care, même s’ils se voient attribuer la plupart des postes de chefs d’équipe, « il est difficile d’assumer complètement ce rôle » ; ils se plaignent « qu’ils ne peuvent pas se marier ni fonder une famille avec un tel salaire » (p. 70).
L’analyse de la division et des représentations sexuées du travail est enrichie par une réutilisation judicieuse de résultats antérieurs obtenus dans l’industrie du verre. Dans les usines enquêtées au cours des années 2000, les hommes peu qualifiés du secteur « froid ») (emballage, expédition…) soufraient d’une dévalorisation matérielle et symbolique de leur profession (bas salaire, précarité, faible prestige…), analogue à celle qui affecte aujourd’hui les aide-soignantes ou auxiliaires de vie des EHPAD. Toutefois leur rapport subjectif au travail est totalement différent : les ouvriers non qualifiés du verre se plaignaient du travail répétitif, sale et dangereux, tandis que les travailleuses du care affirment aimer leur métier et même aimer leurs patient.es (même si au Japon, les normes sociales interdisent d’exprimer ouvertement de tels sentiments) : « le rapport intersubjectif avec un.e bénéficiaire du care implique un face-à-face singulier qui peut être pénible mais cette relation sociale n’est jamais ressentie comme un travail répétitif » (p.169).
Helena Hirata ne se contente pas de décrire les tendances dominantes dans les institutions de care, où prédomine une forte division du travail avec un recours intensif à la sous-traitance. Elle s’intéresse aussi à des innovations organisationnelles qui visent à enrichir le travail et réaliser un « care holistique, non parcellisé et spécialisé » (p. 156) : dans les « cantous » en France ou les « unit gata » au Japon, « les travailleur.ses sont polyvalent.es dans la réalisation des tâches (cuisiner, servir, nettoyer, ranger…), recréant l’atmosphère de la maison et favorisant, quand c’est possible, la participation des personnes âgées elles-mêmes». Elle souligne que ces modes d’organisation « font partie des orientations du gouvernement japonais en matière de structures d’accueil considérées adéquates pour les personnes âgées souffrant d’Alzheimer, leur taille plus réduite permettant des interactions plus riches entre les bénéficiaires et les pourvoyeur.ses. de care » (p. 156) En revanche la polyvalence dans les grandes structures étudiées (française et brésilienne) se traduit par une intensification du travail des soignant.es, chargé.es aussi des tâches de cuisine et nettoyage…
En définitive, les témoignages font ressortir la forte implication subjective des travailleuses du care dans une relation empathique avec les patient.es, et l’importance du sentiment d’utilité et de fierté, « des mots que je n’ai pas entendu utilisés par des ouvrières industrielles sur leur travail dans mes recherches précédentes » (p. 146). Helena Hirata y voit un possible ressort de mobilisation collective, unifiant une « nouvelle figure salariale féminine » autour de l’exigence « nous voulons les moyens de bien faire notre travail » (p. 189). Pour sauvegarder le vivant, il faudra sans doute que l’éthique du care, du souci de l’autre, de la société ou de la nature, étende son influence bien au-delà des métiers actuellement désignés comme ceux « du care ». Ces métiers, et les mobilisations collectives en défense du travail bien fait qu’ils voient émerger, constituent certainement un laboratoire d’expérimentations dont on peut espérer que s’échappent des virus contagieux…
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